Au premier plan une femme de taille moyenne, ses cheveux sombres battant au vent, les bras enroulés autour de la taille d’un jeune homme. Lui la tient par les épaules, un sourire tranquille aux lèvres. Deux âges, deux styles. Sa robe rouge avec de la dentelle respire la bohème. La matière épouse son corps, lui fait un joli corps de flammes. Son débardeur blanc expose ses tatouages et dévoile ses épaules carrées. Sa vieille paire de jeans entame une seconde vie. Celle d'un débardeur au denim usé. Clash de contraste. Une sœur et son frère ? Non, pourtant, certains se méprennent. À bien les regarder, on comprendrait qu’elle a été mère, jeune. Ça sent les retrouvailles. Voire les vacances. Se balader tranquillement, être victimes d’un instant figé, volé pour se rappeler où on a été.
Au second plan, la plage et l’océan. Étendue d’eau survolée pour faire un aller-retour entre deux pays. Une maison scindée en deux, et lui, entre. Les « A bientôt » au bord des lèvres. Les adieux sur le bout de la langue. Partir pour mieux revenir. Une habitude prise tôt, à huit ans, quand le coréen a cessé de vibrer dans ses oreilles. Quand l’anglais a commencé à dominer son quotidien.
Nécessité de couper le cordon. Celui de la langue qui enracine dans un pays, qui offre un sentiment d’appartenance. Une identité.
Pour en reconstruire une autre.
Pour se redéfinir.
Pour tuer des parties de soi.
Pour détester ces autres qui ne se perdront jamais dans les zones grises.
Le drame a débarqué, un matin d’octobre, dans une école, dans un corps assis à une table. La remarque de trop. L’institutrice qui reprend une énième fois sa prononciation. Les dents qui se serrent. Les mains refermées en poings crispés sur le bureau. Sentiment d’humiliation. Plus jamais il ne reparlera. Promesse faite à lui-même. Dépossédé de son prénom, dépossédé de ses habitudes, il a envie de hurler. De scander qu’il n’a jamais voulu venir, lui.
Chaque soir, il jette des vêtements dans son sac à dos. Chaque matin, il y met ses affaires de classe.
Chaque matin, il traîne des pieds. Chaque soir, il revient avec une blessure.
La bagarre est son nouveau langage. Pas d’ambiguïté dans les coups. Pas de subtilité dans les balayettes. Pas d’équivoque quand le sang emplit la bouche. Quand seule reste la douleur après la déferlante de colère, et qu’avec elle, vient le sentiment d’être vivant. Ça fait du bien. Ça apaise, jusqu'à ce que l'institutrice convoque sa mère. Assise les mains jointes, elle écoute. Hoche parfois la tête. Assure qu'elle ne comprend pas. Son fils n'a jamais été comme ça. C'est un gentil garçon, pourtant ! Une fois dehors, ils marchent l'un à côté de l'autre, séparés par le sentiment d'étrangeté. Mais dans leur appartement situé juste au-dessus d'un pressing, elle s'assied sur le canapé. Les yeux dans le vide. Le visage dénué de toute expression. Et elle crée sa propre pluie.
Le New Jersey se transforme en Enfer personnel. Point de chute choisi pourtant avec soin, mais pas de répit promis. Les bagarres de son fils. Les remarques incessantes d’une de ses sœurs aînées déracinées bien avant elle. Les conseils enrobés de venin après le sermon à l’église. Les opinions des mères de la diaspora coréenne. Les adultes ne s’évadent jamais totalement de la cour d’école. Elle prend juste une forme différente.
Et lui, dans tout ça, il balance entre rage et culpabilité. Celle de passer de caillou à roc sur lequel le bon sens glisse. Celle d’éviter sa mère lorsqu’elle rentre de son boulot dans un pressing. Ne pas se faire prendre devient sa nouvelle obsession. Quitte à péter des phalanges autant le faire dans les ruelles loin de l’école.
Une rencontre met un terme à cette trajectoire destructrice. En voyant du sang moucheté les baskets et le tee-shirt déformé, David Pham aurait pu passer son chemin, mais le jeune homme s’est approché et lui a demandé s’il avait mal quelque part. Un flash d’inquiétude et défiance a filé dans les prunelles de Aaron. Réflexe. Qu’est-ce qu’un inconnu lui veut ? Et s’il était dangereux ? Il recule ; David reste à sa place sans pour autant baisser les bras. « Je bosse dans le quartier. Si un jour, tu as besoin d’aide, n’hésite pas, d’accord ? » Aaron esquisse un rapide hochement de tête avant de fuir.
Les rencontres accidentelles se succèdent. David l’apprivoise à coup de questions entrecoupées de silence. Petit à petit, il perce sa carapace. Différentes origines, mais il comprend sa situation : celle d’une remise en question culturelle, celle d’apercevoir un parent penché sur le dictionnaire, celle de se noyer dans des spécificités linguistiques. Pendant les pauses de David, ils parlent de tout et de rien. École, musique, nourriture, d’une vie sous le signe de l’autonomie. Du futur et de leurs aspirations. David veut continuer son boulot de travailleur social. Aaron du haut de ses 9 ans ne sait pas trop. Secrètement, il aimerait être Choo Shin-soo, après tout le baseball est populaire dans les deux pays. Mais il n’est pas certain d’être bon pour ça. La seule chose dont il est certain, c’est de préférer le sport à noircir ses cahiers.
Finalement, un soir, David lui demande s’il peut rencontrer sa mère. Aaron hésite, craint la trahison, alors il pose ses conditions : ne rien dire à cette dernière sur ses incartades. Jeu de dupes, mais tout le monde ferme les yeux dans cette histoire. Peu importe, David promet et, tapi dans la chambre partagée avec sa mère, Aaron entrebâille la porte, épiant une conversation le concernant.
Quelques semaines plus tard, David l’introduit à nouveau monde : celui de la boxe thaï. Une porte de sortie que plusieurs fois, il menace de claquer. Trop de rigueur, une discipline qui se heurte à son caractère, mais s’il abandonne, le retour en arrière sera impossible. Il le sent dans ses tripes.
Et quand la fatigue émousse sa détermination, il lui suffit de poser les yeux sur une citation. Encadrés dans la salle d’entraînement, les mots de Confucius planent sur les lieux : « la vie de l’homme dépend de sa volonté ; sans volonté, elle serait abandonnée au hasard. »
⁂
Chaque famille a sa spécialité. La leur, c’est la fuite. Tout a commencé alors qu’il n’était même pas né. Busan – Séoul – Busan – Jersey City – Los Angeles – Busan. La mère s’est posée aux Etats-Unis, mais le fils a pris le relais amorçant un retour dans un pays qu’il se voit déjà quitter.
Home is a feeling. Et Aaron court après ce sentiment, s’habituant à l’envie irrépressible de se barrer.
Même lorsqu’il s’entraîne, même lorsqu’il gratte ses cours sur les bancs de la NIU, même lorsqu’il est coincé à son petit boulot, elle l’accompagne. Elle attend juste à son heure. Mais au fond, Aaron sait que s’il n’avait pas un emprunt sur les bras, il serait déjà loin. Sac sur le dos et un aller simple pour New York, Tokyo ou Londres en poche. Si tout était à refaire, il commencerait par son service militaire, puis lèverait les voiles, satisfait d’avoir accompli son devoir.
En attendant, il s’acquitte de ses devoirs familiaux et participe du mieux qu’il peut chez son oncle. Pour lui qui a perdu sa femme des suites d’un cancer, une nouvelle présence anime l’appartement et l’aide à s’occuper de sa fille.
— Je crois que tu vas devoir trouver un autre tatoueur. Il y a eu un raid de la police au studio de Hee-seop. La faute à un client mécontent à tous les coups, soupire l’homme tout en retirant ses chaussures.
Sa fille lui saute dessus crayon en main, délaissant ses devoirs. Aaron passe une main dans sa nuque. Dans ces moments-là, sa mère lui manque. Un peu. Non, beaucoup.
— Je crois que je vais attendre Chuseok. Je le ferais à Los Angeles quand j’irais voir maman.
Ce sera plus simple. La législation coréenne au sujet de l’acte de tatouer le laisse toujours songeur, mais ce n’est pas comme s’il n’a pas d’autres options sous le coude. Sa mère et lui alternent les déplacements entre les deux continents pour certaines fêtes, et cette année, c’est son tour. Mais son adolescence à Los Angeles n’est jamais très loin. Les photos recouvrent entièrement un des murs de la pièce qu’il occupe. Cinq ans de sa vie entre découvertes et affirmation de soi. Entre battles et les esquisses d’un futur se dessinant de lui-même. « L’important est que tu fasses ce qui te rend heureux. » Sa mère préférait l’encourager plutôt que de l’entraver. Les flashbacks des premières continuaient à la hanter. La récidive ? Pas question.
Son oncle ne juge pas plus. Lui a beau être plutôt Sinawe et Boohwal, il bouge, discrètement sa tête, au rythme des paroles déversées. Au fond, il aime bien son neveu, même s’il le trouve particulièrement con quand il est amoureux. Faut bien que jeunesse se fasse et se passe. Du moment qu’il ne fait pas d’erreur.
Du moment qu’il ne fait pas comme son père. Officiellement mort. C’est plus simple d’enterrer les vivants. De toute façon, l’histoire n’appartient qu’à celles et ceux qui peuvent la raconter. Qui se soucie des omissions ? Des petits arrangements ? Géniteur décédé, enfant disparu, et hop, ça fait l’affaire. Des morceaux d’histoires brodés pour dessiner le patchwork du présent. Les coutures sont solides ; ça ne se déchirera pas. Du moins, c’est que sa mère croit. C’est que son oncle espère. À chaque fois, il tressaille quand son neveu part à Séoul, fait la fête dans les clubs de Hongdae ou Gangnam. Il pense aux scandales, à ces filles trop jolies qui se font exploiter, à ces hommes en costumes qui ne paient pas pour l’amour.
Aaron est une erreur qui s’ignore. Une existence que l’autre, l’épouse légitime, craint sans connaître et qu’elle ne pardonne pas à son époux. Les infidélités font désordre dans leur milieu. Encore plus quand on est un homme de loi. Non, pas avocat. Procureur.
De l’autre côté de l’océan, sa mère cherche inlassablement les bons mots pour le faire revenir à Los Angeles.
Notre famille a beau être originaire de Busan, ce n’est pas un endroit pour toi. Non, elle aurait dû l’empêcher de partir tout simplement lorsqu’ils regardaient tous deux les offres universitaires possibles. Oui, Busan, c’était le port d’attache de la famille, mais pourquoi vouloir se poser là-bas alors qu’il avait encore tant à faire à Los Angeles ? Tigerclaw, leur crew, se préparait à nouveau pour les championnats à venir dont le Freestyle Session et le R-16 Korea. Leur participation, les années précédentes, à cet évènement avait déjà mis en lumière leur crew, alors qu’en parallèle, leur chaîne YouTube prenait son envol. Mais la quête d’identité reste plus forte que tout. Et la NIU réunissait les deux conditions qui intéressaient Aaron pour un retour dans son pays natal : un ancrage familial et la possibilité de devenir danseur professionnel en passant par une autre voie. Il accompagna son dossier d’inscription de plusieurs liens menant à des vidéos de ses performances. Puis vint l’attente.
Une première vague de choc culturel submergea la première année. Revenir en Corée du Sud pour les vacances et y séjourner à longueur de temps, la réalité lui rappela que, lorsqu’il n’était pas dans le milieu du hip-hop, il s’agissait bien de deux choses différentes. Mais avec un emprunt sur les bras, pas question d’abandonner. Pas question d’entendre « alors tu as déjà baissé les bras ? » Avec les années, il a réappris certains codes, mais surtout à faire sa vie, s’efforçant de rester loin des problèmes aussi bien à la fac qu’en ville. Pas question d’avoir affaire à la police quand votre famille n’est pas assez riche pour vous permettre de jouer avec le système. Peut-être qu'il aurait pu être du bon côté. De bénéficier du pouvoir des parents comme d'un parapluie sous lequel on s'abrite. Mais il faudrait revenir en arrière, réécrire l'histoire.
Le passé ne meurt pas. Il subsiste tant qu’on a pas trouvé les mots pour exorciser les maux.
Mais peu importe, si la descendance vit dans l’ignorance, non ?